Fresh wounds (Rouge)

— Fresh wounds
02.08 ou jour 1043, ft. @Rouge

La nuit a été agitée. La veille, elle a mis des mots sur une réalité qu’elle refusait de s’avouer. Elle avait peur, Luz. Peur de mourir ici. Peur de traverser une porte pour découvrir que le monde réel ne se cache pas de l’autre côté. Peur de rentrer et de découvrir que tout le monde l’avait oubliée. Peur de rentrer pour découvrir que tout le monde s’était échiné à la chercher en s’oubliant eux-mêmes. Et elle cachait cette peur sous un masque de froideur, un voile d’indifférence qu’elle en était venue à maîtriser presque parfaitement. Étrangement, le dire à voix haute avait retiré un poids de ses épaules. Elle s’était levée ce matin-là avec la certitude qu’elle devait trouver des solutions plutôt que continuer à se morfondre.

Vers midi, elle avait marché tranquillement dans la forêt accompagnée d’un autre artisan qui l’avait menée à la crique de cristal pour lui permettre de faire sa toilette et de continuer à travailler sur un onguent qu’elle essayait de parfaire en toute tranquillité. Elle ne quittait plus la Cité seule depuis qu’elle avait été attaquée dans la nature. Tout ça parce qu’elle boitait. Parce qu’elle était une proie facile pour Nil et pour tout ce qui pouvait se cacher dans les bois. Parce qu’on craignait qu’elle ait un malaise. Elle aurait voulu crier à l’injustice. Elle refusait de se voir comme une créature vulnérable que les autres devaient protéger. Sauf que c’était inutile de gueuler. Luz, elle savait que le Leader ne changerait pas d’avis. Au moins, elle avait réussi à le convaincre qu’elle pouvait rester seule à la crique. Après tout, personne ne se souvenait que quelqu’un ait été attaqué près du bassin d’eau glacée, et l’eau froide était l’une des rares façons qu’elle ait trouvé d’atténuer la douleur. Si un prédateur s’approchait, elle pourrait toujours se jeter dans le bassin et aller se réfugier derrière la cascade. Avec sa hutte, la crique était devenue son havre de paix.

Sauf qu’une blessure au bras allait bientôt briser sa tranquillité. Alors qu’elle utilisait une pierre pour broyer des herbes dans de l’eau sur un rocher creux, une branche craque dans la sylve, la faisant sursauter. La brune fait volte-face pour poser ses prunelles sur la chevelure enflammée de Rouge, la gamine qu’elle avait rafistolée un peu trop souvent dans les derniers mois. « Rouge, c’est toi… tu m’as fait peur ! L’ombre d’un sourire lui flotte sur les lèvres alors qu’elle retourne à sa besogne. Qu’est-ce qui se passe ? »

T'as déconné Rouge. T'as vraiment déconné. À trop vouloir faire la maligne, à trop vouloir agir seule. T'as franchement déconné. T'as pas attendu Moana, t'as pas voulu. Toujours à te faire des leçons. Tu sais pourtant que c'est pour que tu t'améliores. Pour que tu deviennes plus forte. Mais t'en as marre qu'on te prenne pour une gamine... pourtant, t'agis exactement comme une gamine. Tu t'es faufilé hors de la cité, toute seule. Tu voulais pas aller loin, juste faire une expédition assez proche, mais seule, pour prouver que t'étais aussi forte que les plus grands. Que c'est pas parce que tu n'es qu'une ado que tu peux pas te démerder toute seule. Mais t'as déconné. Oh que ouais, t'as franchement déconné.

T'es partie avec ton couteau, celui que Wolf t'a donné. Que ça. Tu pensais pas tomber sur une mauvaise rencontre. Tu pensais naïvement que t'allais juste ramener des ressources, les foutre devant Moana et lui prouver que seule tu pouvais très bien t'en sortir. Mais non, il a fallut que tu croises la route d'une bête sauvage. Tu sais pas vraiment ce que c'était, pas assez gros pour être un tigre mais c'était pas un chaton non plus. L'truc était quand même bien imposant. Mais t'as pas vraiment prit le temps de détailler l'animal que t'as fuit. T'as couru aussi vite que t'as pu en comprenant que la bestiole t'avait prise en chasse. Et ce truc t'as griffé le bras. Ça te lance, ça pique et putain, le bandage que t'as fabriqué avec un bout de ton t-shirt commence à être bien rouge. Heureusement l'adrénaline a fait que t'as pu grimper à un arbre et la bête s'est juste barrée. Mais toi, tu t'es retrouvée comme une conne, apeurée et le bras en sang.

T'es pas vraiment loin de la crique, et tu te dis que tremper ton bras dans l'eau fraiche ne peu te faire que du bien. Mais voilà, en arrivant la-bas, tu vois Luz et directement tes yeux se lèvent au ciel. Pourtant t'es hyper soulagée, parce qu'elle est douée Luz, elle te guérit à chaque dois et très bien en plus. Mais tu sais qu'elle va te poser des questions. Tu sais qu'elle va pas être contente parce que... Ouais Rouge, franchement, t'as déconné. « Salut Luz... » Que tu soupires en t'approchant. Tu lèves doucement ton bras blessé qui est enroulé d'un bandage qui ne tient pas vraiment bien, et qui est taché de sang. « Je me suis fait mal. » Tes pieds trempent dans l'eau. Tu la regardes, les joues un peu rouge parce que t'as honte de toi. Honte d'avoir été conne à c'point. « Ça me brule assez.. Tu peux regarder ? S'teuplait ? »

Tu pinces des lèvres en levant les yeux au ciel, retenant le soupir qui menace de s’échapper de tes lèvres. C’est à croire qu’elle apprendra jamais, la gamine, qu’elle tient pas tellement à la vie après tout. Tu lui as jamais montré la blessure qui recouvre presque entièrement ta jambe droite. Ça ne suffirait sûrement pas à lui ouvrir les yeux. On se berçait d’illusions dans les premiers mots où on vivait sur Nil. On essayait de se convaincre que le temps ne pressait pas, qu’on avait encore tellement de jours devant nous… Certains prenaient goût à la belle température, aux paysages paradisiaques et parvenaient presque à se convaincre que c’était pas si mal de se retrouver ici. Ils finissaient tous par retomber sur terre. Rouge était là depuis environ trois mois. Elle ne ferait pas exception. Et si elle continuait de déconner, elle ne quitterait jamais l’île. Elle serait une dépouille de plus ensevelie dans les entrailles de la forêt. En vrai, tu n’osais même pas croire ce qui se serait passé si tu avais, comme elle, mis les pieds sur l’île à l’âge de 16 ans. Tu te faisais pas d’illusions : t’aurais sûrement été aussi stupide qu’elle.

Avant que tu sois attaquée, toi aussi t’étais encore un peu dans le déni. Ce jour-là encore tu te disais qu’il te restait 650 jours devant toi. 650 midis pour t’échapper de ce foutoir. T’étais trop confiante. Tu te sentais dans ton élément, les deux pieds dans les fougères dans la jungle. Tu l’avais pas vu venir, ce fauve qui s’était jeté sur toi. Encore aujourd’hui, tu ne saurais même pas décrire les émotions qui t’avaient traversée à ce moment-là. La douleur, la détresse, la certitude que tu allais mourir, l’envie de hurler et de pleurer, l’urgence de te battre pour que la bête retire ses griffes de ta chair. Jamais tu n’oublierais ce tourbillon d’émotion qui t’avait soulevée de terre.

Tu serres les dents et te remets sur tes pieds pour t’approcher de la gamine, t’accroupissant près d’elle pour retirer l’horrible bandage de son bras frêle. L’égratignure sur son bras est assez vilaine. Impossible qu’elle se soit fait ça en tombant ou en glissant. Ton regard noir glisse sur son visage pâle. « Qu’est-ce qui s’est passé au juste ? Me raconte pas de mensonges dans l’espoir que je fasse comme si de rien n’était. J’dois savoir pour bien traiter ta blessure. » À voir le pattern des égratignures, tu te doutes qu’elle a dû se retrouver face à un animal. Un bandage et une pommade ne suffiraient pas. Il faudrait probablement désinfecter la blessure comme il faut. Personne ne pouvait savoir où les griffes de l’animal avaient été tremper avant de s’enfoncer dans la peau de Rouge.

Tu te crispes un peu quand Luz te touche. Parce que t'aimes pas forcément qu'on te touche, mais elle t'es habituée, tu sais qu'en plus elle fait ça pour te soigner, alors tu la laisses retirer le bandage sur ton bras. À mieux y regarder tu réalises que c'est une vilaine blessure quand même, c'est bien moche et ça fait mal. T'espères que ce soit pas trop grave, t'y connais rien après tout, est-ce que tu peux perdre ton bras ? T'en sais rien, tu veux pas. Putain tu fais vraiment de la merde, tout le temps. À ce demander si une fois t'as fait les choses correctement. Et quand Luz elle te demande la raison de cette blessure, t'es honteuse de lui avouer. T'aimerais lui mentir, lui dire que tu t'es cassée la gueule. Ou juste l'envoyer chier en lui disant que c'est pas ses affaires, que ça la regarde pas. Mais comme elle le dit si bien elle même, pour bien te soigner faut qu'elle sache comme tu t'es fait ça. Putain, ça fait vraiment chier. « J'en avais marre de tourner en rond. » Parce qu'on te refile que des missions nulles, que des trucs pas intéressantes.

« Du coup j'ai fait le mur. J'te vois déjà v'nir hein. Tu vas me faire la morale parce que de toute façon, tu sais faire que ça, faire la morale. » Que tu dis sous un air de reproche alors que pourtant tu sais que t'en as besoin, qu'on te fasse la morale. Pire que ça, t'apprécie dans le fond, car ça montre qu'on se préoccupe de toi. Pas comme ta mère et ton beau-père. T'aurais pu crever à Détroit, disparaître pendant des jours et des semaines qu'ils ne s'en seraient même pas rendu compte. « Y'a une bête qui m'a poursuivit. J'sais pas trop ce que c'était, ça ressemblait à un tigre mais je crois pas que c'en était un. En tout cas il m'a griffé mais j'ai réussi à lui échapper. » De justesse. Franchement Rouge, t'aurais pu crever, et ça tu le réalises même pas.

Tu pourrais pas mieux la comprendre d’en avoir marre de tourner en rond. Plus de 7 mois que tu tournais en rond entre la Cité, la plage et cette foutue cascade. Plus de 7 mois à te faire suivre comme une ombre partout où tes pas te menaient. Plus de 7 mois à être prisonnière non seulement de Nil, mais de ces gens qui faisaient tout ça parce qu’ils avaient de l’affection pour toi, parce qu’ils ne voulaient que ton bien. Au fond, c’était un peu comme toi avec Rouge. Tu savais que tu la faisais chier, elle avait pas honte de te le dire, mais tu pouvais pas t’en empêcher parce que l’idée de voir cette gamine crever ici, tu refusais d’avaler ça.

Sa pique ne fait pas mouche. Tu t’en balances de ce que les autres pensent de toi, de ton attitude et de ce que tu leur dis. Tu parles avec ta tête. Toujours. S’ils ne sont pas heureux de ce qui sort de ta bouche, c’est leur problème. Tu l’écoutes d’une oreille attentive en fouillant dans les poches de ton pantalon pour trouver les petits contenants qu’elles contiennent. Mais ton cœur rate un battement lorsqu’elle parle d’un fauve qui ressemblait à un tigre, mais t’essaies de ne rien laisser paraître sur les traits de ton visage. Tu te contentes de serrer les mâchoires, mesurant les paroles que tu vas prononcer. Effleurant inconsciemment la cicatrice qui creuse la peau de ta jambe droit en attrapant une pommade dans le fond de ta poche.

« Si ça t’emmerde de cueillir des fruits et des fougères, tu peux demander à Wolf de t’montrer des nouveaux trucs, tu sais ? J’sais qu’on a pas la télé et l’internet, mais y a des dizaines de manières d’occuper son temps quand on a tous ses membres et toute sa mobilité. » T’es douée pour faire la morale de façon détournée. Tu sais que t’as pas besoin de lui dire clairement qu’en continuant sur cette lancée elle pourra peut-être même plus espérer apprendre ces nouvelles choses que les autres habitants de la Cité pouvaient lui enseigner. « J’sais pas, tu pourrais apprendre la pêche au harpon ou un truc du genre. Même si tu doutais qu’elle ait la patience pour ça. Tu imbibes son bandage de fortune d’eau pour éponger le sang et les saletés près de l’égratignure. Ça va chauffer. Tu la préviens, mais tu te doutes que ça doit déjà chauffer comme le cœur d’un tison. T’avais eu l’impression d’avoir les jambes en feu alors qu’on te ramenait au campement. Tu nettoies rapidement tes mains dans l’eau glacée et tu appliques l’onguent généreusement sur la plaie, serrant son poignet de l’autre main pour éviter qu’elle se dérobe. J’veux pas te faire chier, gamine. J’veux juste pas que tu crèves. »

Wolf te montrer des nouveaux trucs ? Non, t'as pas envie de lui demander de l'aide. Ni à lui ni à personne. Parce que t'as voulu qu'on t'apprennes des choses y'a trois mois quand t'es arrivée sur l'île, mais ils ont tous dit que t'étais trop jeune. C'est nul d'être la cadette, d'être celle qu'on prend pas pour une grande. Mais en même temps Rouge, tu prouves par tes actions que t'as rien d'une adulte, t'es toujours une petite merdeuse qu'en fait qu'à sa tête, et qui s'en fout totalement des conséquences. « M'occuper ? Non mais arrête là, dès que j'propose de faire un truc on me dit non, que j'suis trop jeune ou trop instable. » Parce que bon en trois mois, les gens d'ici ont eu le temps de te connaître et de découvrir ta fougue. T'as essayé une fois, de faire de la poterie. Bah t'as brisé trois vases volontairement parce que t'y arrivais pas et que ça t'énervé, alors t'as foutu un coup de pied dans les vases. Et après tu t'étonnes qu'on te confie pas des tâches plus importantes ? « La pêche c'est chiant. » Tu fais ta difficile aussi. Mais t'estimes être forte au couteau, ne pas avoir peur du danger, alors franchement faudrait qu'ils t'envoient explorer plus loin sur l'île.

Elle prévient que le bandage qu'elle t'applique, ça chauffe. Et putain ça te fait mal. Tu douilles sévère. Mais Rouge, tu dis rien. Tu sers les dents alors que t'as envie d'hurler ta mère, de pleurer. La griffure t'a fait mal, et ce que Luz te fait, ça fait mal aussi. « Ça va j'suis pas une chochotte. » Encore une fois tu joues les dures alors que t'aurais juste envie de lâcher prise et qu'on te caresse les cheveux en te disant que tout ira bien. Ce qu'en somme, Luz fait, en montrant de l'intérêt pour ta survie. Tu sais pas vraiment quoi répondre à ça, parce que t'as jamais vraiment eu de gens à tes côtés. Y'a bien Wolf, mais l'est pas vraiment du genre à dire des mignonneries.

« ... Ouais, si tu l'dis. » Mais tu soupires. T'es moins agressive. Par contre, t'es toujours aussi casse-couille, mais ça, ça changera jamais.

Sa réponse te donne presque envie d’appuyer sur la blessure pour lui faire regretter d’être une peste. Tu te contentes de serrer les mâchoires en continuant d’étendre l’onguent sur la plaie, les sourcils légèrement froncés par la concentration. Elle te déstabilise souvent par ses réponses, Rouge. Par ses actes aussi. T’as l’impression qu’elle tient pas à la vie, qu’elle tient pas à rentrer chez elle. À la Cité, il existe une entente silencieuse entre les habitants de ne pas poser trop de questions au sujet de la vie de leurs compagnons. Tu ne crois pas avoir dit à qui que ce soit que tu vivais au Canada avant de débarquer sur l’île. Certains savent que t’as étudié la biodiversité, mais simplement parce que ça explique tes connaissances poussées en terme de flore. Tout le monde est tellement préoccupé par assurer le fonctionnement de la Cité, par la Recherche des portes une fois que midi approche… le reste n’a que si peu d’importance.

Tu sors un bandage des poches de ton sarouel, l’examinant rapidement pour t’assurer qu’il soit suffisamment propre pour l’appliquer sur la blessure de Rouge. « Essaie d’aiguiser un peu ton imagination, j’suis sûre que tu trouveras un truc d’intéressant à faire sans que ça implique de t’faire tuer. » Tu adoptes un ton détaché, mais elle sait pas à quel point elle compte à tes yeux, la gamine. Peut-être parce qu’elle fait partie des plus jeunes, peut-être parce qu’elle te rappelle ton attitude de merde quand t’avais son âge. Tu peux pas accepter de voir une tchotte de 16 ans crever, même si elle devait rencontrer la mort à cause de ses propres conneries. Tu enroules le bandage autour de son bras lentement. Parce que t’es pas médecin, toi, Luz. Tu t’improvises juste guérisseuse pour dépanner les gens qui comptent à tes yeux. « Faudra qu’tu demandes à Tessa ou à Ksenia de changer tes bandages tous les deux jours. »

T’allais te retourner pour l’ignorer et continuer ce que tu faisais avant qu’elle débarque, mais tu te ravises. « Dis-moi, Rouge. T’as une théorie sur le pourquoi Nil t’a choisie plutôt qu’une autre ? » Toi, t’as retourné la question dans tous les sens. Tellement que t’as cru que ça finirait par te rendre folle. Pourquoi toi ? Pourquoi pas Emrick ? Après tout, il ne devait pas être bien loin dans la forêt quand la porte t’avait avalée…

T'as pas d'imagination. T'es pas le genre de gamine à rêver au prince charmant sur son cheval blanc, à t'imaginer voler dans le ciel, à penser à des licornes ou encore à te prendre pour un agent secret. Tu vis presque dans la rue depuis tes dix ans, livrée à toi même car maman se fait troncher par beau-papa. Y'avait pas la place à l'imagination quand tu te faisais courser par les grands du quartier car tu voulais jouer à la caïd avec eux. « Mh, si tu l'dis.. peut-être ouais, j'y penserais. » C'est déjà une bonne progression, faut pas trop t'en demander. Tu grimaces un peu quand elle applique le bandage, mais tu dis rien. Tu hoches la tête pour faire signe que t'as comprit, même si tu te connais, tu sais que t'irais pas les voir pour que les filles s'occupe de ton bandage. Ça va, y'a pas mort d'homme, c'est une griffure - qui te fait très mal mais tu fais genre que ça va. C'est que, déjà que Luz te voit dans un état de faiblesse, t'as pas envie que toute la Cité soit au courant qu'un gros matou à voulu faire de toi son quatre heure.

T'es surprise de sa question. T'as cru comprendre que c'était tabou, ici, de parler de la vie d'avant. Mais toi, tu t'en fous, tu comprends pas pourquoi ils veulent pas en parler. Ça te dérange pas, de répondre à Luz. « J'pense que Nil a voulu m'sauver. » Tu dois bien être la seule à penser ça. Beaucoup veulent quitter l'île, cet endroit, ce monde. Beaucoup ont été arraché à leur famille, à leur quotidien. Mais toi Rouge, t'as été arraché à la maltraitante, à la survie. Et t'en parles comme si c'était banal. Faut dire, tu connais pas toi, la vie des gens calmes. Tu connais que Détroit, les mauvais côtés, les bas quartiers, les caravanes, celle où tu vivais. « Y'a des mecs qui me courraient après avant que j'arrive ici. Ils voulaient mes chaussures, ces connards. Elles étaient neuves, j'avais réussi à les chiper dans une boutique. » Parce que c'était pas le genre de ton beau-père de t'acheter des fringues où de te filer de la thunes. Le peu que ta famille avait, c'était pour payer les bières et la cam du beau-père. Puis tu pouvais pas demander à ta mère, faut dire qu'elle était tellement souvent shootée qu'elle avait du mal à te reconnaître.

Tu tangues entre une envie de pouffer de rire et le découragement. Nil a voulu la sauver, mais qu’est-ce qui faut pas entendre. Résignée à l’idée que tu lui arracheras pas une once de sagesse aujourd’hui, tu fais un noeud dans le bandage, le serrant juste assez fort pour qu’il y ait une petite pression sur la plaie pour arrêter le saignement. Est-ce que ça tiendra ? Peut-être pas, mais ça fera l’affaire pour l’instant. Ksenia ou Tessa pourraient réparer les dégâts plus tard de toutes façons. Tu jettes un œil vers se pieds chaussés de baskets déjà assez abîmées. C’était pas surprenant en soit. La gamine se pensait subtile, mais tous ceux qui avaient un minimum de sens de l’observation savaient qu’elle passait les mailles du filet dès que l’occasion se présentait. Trois mois qu’elle était là et elle devait avoir exploré le sud de l’île de fond en combles. Tu plantes tes iris noirs comme la nuit dans les siens, pâles comme les eaux qui cernent l’île de toutes parts.

« Tu les as toujours, ces chaussures ? Ou bien ils t’ont filé les vieilles baskets d’un cadavre parce que tu les as d’jà cassées ? T’es ouvertement sarcastique, le ton est cassant, mais ça te dérange pas de la froisser. T’sais, peut-être qu’elle t’a emmenée ici parce qu’elle savait qu’avec ton caractère de merde, tu serais facile à bouffer. Mais bon. J’dis ça, j’dis rien hein. Tu te retournes vers le grand bassin d’eau froide pour continuer à écraser les herbes séchées à l’aide d’une grosse pierre plate. Allez, file ! J’ai autre chose à faire que d’essayer de faire voir le soleil à une aveugle ! »

Et Rouge, c’est la pire tête de cochon que tu connaisses. Pire que Seph. Pire que Wolf. Quand elle avait une idée dans la tête, elle l’avait pas dans le cul. C’est ton instinct fraternel envers elle qui te poussait à essayer de lui faire entendre raisons, mais c’était perdu d’avance. Peut-être qu’un jour, le destin lui ferait vivre quelque chose qui lui ouvrirait enfin les yeux, mais ce jour-là, c’était définitivement pas aujourd’hui.

T'es conne Rouge. Beaucoup trop conne. Tu réponds même pas. T'as pas envie. Bordel. Fait chier. Toi l'huitre, tu t'ouvres, casse un peu la carapace et bam, c'est comme une tarte dans la gueule que tu te prends. Quand une vague qui te noie. T'as cherché un truc. Tu sais pas quoi. Peut-être du soutien ? De la tendresse ? Juste une main sur ton bras qui dirait que quelqu'un est là pour toi. Mais Luz, elle fait rien de tout ça. Luz, elle rit de toi à plein poumons, c'est du moins ce que tu ressens. Et elle te laisse, se tourne, retourne à ses occupations. Parce qu'au final t'es rien d'autre, toi non plus, qu'une occupation. T'es personne. Ni pour elle, ni pour les autres. Et Luz, elle te le fait bien comprendre. « J'te déteste.. » D'abords comme un soupire, murmure à peine audible. Mais tu te lèves. Tu bondis. Les larmes aux yeux directement coulent sur tes joues. Tu cries, tu hurles, t'as l'impression que l'eau douce s'époumone avec toi. « J'TE DÉTESTE !!! » Tu balances ta haine. Tu balances ton amour, celui que tu pensais, que tu voulais. Qu'était au final, juste une chimère. Tu pleures, t'es blessée, ça fait encore plus mal que la griffure, son peu de considération.

Et tu pars Rouge. Tu cours, aussi vite que tu peux.
Tu cours, toute seule.
Comme quand tu courrais pour garder tes baskets.

Tu bronches pas quand elle chuchote presque qu’elle te déteste. Peut-être qu’elle aurait pu t’arracher un peu de compassion si elle t’avait raconté que sa mère et son beau-père étaient des junkies, que personne se souciait d’elle là d’où elle venait, qu’elle avait pas eu la chance d’avoir une famille aussi aimante que la tienne. Sauf qu’elle te fera pas fondre de compassion en te racontant qu’elle a fait chier d’autres gamins qui voulaient lui voler des baskets qu’elle avait aussi volé.

Mais son cri te fait sursauter. Tu fais volte-face juste à temps pour voir quelques larmes briller sur ses joues avant qu’elle ne s’enfonce entre les arbres. « ROUGE, ATTENDS ! » Ta voix perce le silence de la forêt, mais tu sais que le vacarme du torrent produit par la chute a probablement étouffé ton éclat de voix. Même si tu le voulais, tu pourrais pas courir derrière elle. Si elle avait eu une petite égratignure comme Rouge aujourd’hui, elle aurait pu courir. Mais sa bête à elle avait atteint les muscles, et des muscles, ça guérissait lentement. Surtout sur une île déserte où t’avais pas le temps de te reposer ou de faire de la physiothérapie.

T’as le cœur qui se serre à l’idée de l’avoir chagrinée, mais tu regardes sa crinière de feu disparaître entre les arbres comme un feu folet dans la sylve, te convainquant que tu pourras te racheter un jour ou l’autre en lui offrant un truc qui lui plaira. Après tout, tu te disputais toujours avec ta mère, puis quelques jours plus tard t’oubliais pourquoi tu l’aimais plus. Et au fond de toi, t’espères que la gamine oubliera.